PAPAUTÉ, VACANCE DU SIÈGE ET "PAPE ÉMÉRITE". ÉQUIVOQUES À ÉVITER
par Carlo Fantappiè
La renonciation de Benoît XVI a incité un certain nombre de vaticanistes à s’improviser historiens de l’Église ou théologiens de la papauté. On a pu découvrir dans les principaux journaux des erreurs grossières qui ont été commises même par des représentants du monde universitaire (1). Mais surtout on a tiré argument de la nouveauté de ce geste pour remettre en discussion ou pronostiquer la crise de la charge pontificale.
D’aucuns ont parlé d’une modernisation de la papauté, qui transformerait cette institution permanente en institution à terme. D’autres ont profité de l’occasion pour évoquer la nécessité de réformer la charge pontificale en la combinant avec d’autres organismes collégiaux. D’autres encore se sont risqués à prévoir la fin d’un modèle de gouvernement et d’une conception de la papauté.
En sens inverse, certains n’ont pas accepté la renonciation qui vient d’avoir lieu, pas même en tant que décision exceptionnelle, parce qu’ils y voient une suppression de la “sacralité” du pape. D’autres vont jusqu’à estimer que la démission d’un pape est tout simplement impossible au point de vue métaphysique et mystique, parce que l’acceptation de l’élection placerait l’élu à un niveau ontologique différent (2).
Il est évident que la renonciation de Benoît XVI a créé de graves problèmes en ce qui concerne la constitution de l’Église, la nature de la primauté du pape ainsi que le cadre et l’étendue de ses pouvoirs après la cessation de sa charge.
Toutefois, avant de parler d’une “redéfinition” de la papauté, il faudrait tenir compte de la complexité de son élaboration théologique et canonique.
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Tout d’abord il faut dire que la papauté est une charge assumée par une personne et non pas, à proprement parler, une personne qui assume une charge, même si elle en devient titulaire.
Comme le reconnaît Max Weber, c’est au droit canonique que revient le mérite d’avoir transformé le “charisme personnel” en “charisme de charge”. Carl Schmitt ajoutera que c’est dans ces répartitions conceptuelles que “résident la force créatrice rationnelle du catholicisme et, en même temps, son humanité”.
Dans la constitution matérielle de l’Église on distingue la “personne” et la “charge” et l’on doit pouvoir le faire. C’est aussi la condition nécessaire pour qu’“à la mort d’un pape on en élise un autre” ou pour qu’un pape puisse, dans des cas vraiment exceptionnels et pour le bien supérieur de l’Église, “renoncer à sa charge” sans commettre une faute grave devant Dieu.
Une fois établie cette distinction, l’attribution de la sacralité, de l’infaillibilité et des autres prérogatives juridictionnelles ou honorifiques devient également claire. Dans la mesure où elles découlent de la charge (pour être plus précis : du pouvoir de gouvernement, qui est différent du simple pouvoir d’ordre, même s’il est inséparable de ce dernier), ces prérogatives disparaissent entièrement lors de la mort ou de l’éventuelle renonciation.
De même, il convient de considérer comme dépassée, pour la doctrine canonique constante, la thèse soutenue par les traditionalistes à propos de l’impossibilité d’une renonciation à la papauté.
Une remarquable clarification fut apportée sur ce point - et ce n’est pas un hasard - par les argumentations adoptées, au lendemain de la démission de Célestin V, par Olivi ou Egidio Romano contre les thèses des cardinaux Colonna.
Il faut en effet se rappeler que la personne du pape n’est pas marquée d’un caractère indélébile, puisque la charge dont il est titulaire ne représente pas un quatrième degré des ordres sacrés après l’épiscopat et que le pape n’est pas un évêque supérieur aux autres quant à son pouvoir d’ordre.
Celui qui est élu évêque de Rome (c’est là la cause efficiente de la papauté) succède dans la charge qui fut exercée en premier lieu par l’apôtre Pierre et donc il “hérite” des pouvoirs de gouvernement ou de juridiction conférés à ce dernier directement par le Christ en tant que pasteur de toute l’Église.
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Mais la renonciation pontificale pose une seconde question, celle du vide de pouvoir dans l’Église.
Ce n’est qu’en raisonnant à propos de la source de ce pouvoir du pape et de celui du collège épiscopal que l’on peut définir correctement le caractère unique de la fonction papale et les limites de son pouvoir.
Pour cela il est essentiel d’éviter une double confusion qui transparaît en ce moment dans le langage des commentateurs.
La première confusion est établie entre l’organisation canonique et le système dynastique ; en ce cas, la papauté serait une monarchie absolue héréditaire dans laquelle chaque pape succéderait à son prédécesseur et non pas à Pierre.
Cela fait que les pouvoirs d’un nouveau pape seraient limités par les décisions du précédent, ce qui n’est pas admis, et cela donnerait au pape la possibilité théorique, dont nous verrons qu’elle est inconsistante, de nommer son successeur.
La seconde confusion est établie entre le système canonique et le système représentatif démocratique ; en ce cas le pape recevrait une sorte de mandat de l’Église, en l’espèce de l’assemblée de tous les évêques (concile œcuménique), ou d’une représentation de celui-ci (synode des évêques), ou bien du collège cardinalice qui, depuis près de mille ans, bénéficie de l’exclusivité pour son élection.
La doctrine catholique affirme au contraire que le pape est revêtu de son pouvoir primatial - au double niveau de chef du collège épiscopal et de chef de l’Église - directement par le Christ à travers son acceptation de l’élection légitime effectuée par le collège des cardinaux. Cela signifie que ce dernier est conçu comme l’organe de la volonté divine. Il perd en effet tout pouvoir après avoir accompli sa mission.
Quant au collège des évêques, il tire ses pouvoirs du collège apostolique mais il ne peut pas les exercer indépendamment de son chef, parce que le collège “n’existe pas sans sa tête” (Concile Vatican II, "Nota explicativa prævia").
Par conséquent, dans les périodes de vacance du siège apostolique, le collège des évêques ou ce qui le représente ne peuvent pas accomplir les actes propres à ce collège. Un concile ou un synode des évêques en cours ne sont pas dissous mais restent suspendus "ipso jure" jusqu’à ce qu’une décision soit prise par le nouveau pape. C’est au collège des cardinaux et pas à d’autres institutions possibles qu’est confié le gouvernement de l’Église pour l’expédition des affaires courantes ou urgentes, avec cette précision que les cardinaux n’ont aucun pouvoir en ce qui concerne les affaires qui incombent au pontife romain, y compris les règles relatives à l’élection du nouveau pape.
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Il vaut la peine de s’arrêter sur ce troisième et dernier point pour préciser, par deux références historico-doctrinales, le problème des éventuelles interférences entre un pape et l’autre ou entre un pape régnant et ce que l’on appelle un “pape émérite”.
Tout d’abord je voudrais évoquer une théorie, longuement discutée, à propos du droit du pape de nommer son successeur, d’en donner le nom ou d’intervenir dans son élection.
Cette hypothèse a été formulée en deux occasions. La première fois, en 1877, par les journaux italiens et européens qui, après la promulgation du dogme de l’infaillibilité pontificale, élaborèrent une étrange théorie à propos du droit qu’aurait eu le pape de garder "in pectore" le nom du futur élu, ou de son droit de nommer un pape "coadjuteur" avec droit de succession, résidant au palais du Latran et bénéficiant des honneurs et insignes réservés au pontife son prédécesseur, à l’exclusion de la tiare à trois couronnes.
En 1902 la presse européenne remit en circulation l’idée d’une possible nomination de son successeur par Léon XIII. Dans les deux cas, il s’agissait, entre autres, d’éliminer à la racine toute interférence extérieure de type politique dans la nomination d’un pape ou d’éviter la constitution de partis au sein du conclave.
La même année, un canoniste français de tendance ultramontaine, G. Péries, écrivit une brochure bien informée pour montrer le manque de fondements de ces opinions, qui étaient d’ailleurs déjà apparues au XVIe siècle. Tout en rappelant le droit qu’avait le pape d’établir les règles de l’élection, d’en fixer la date et le lieu et de déterminer qui devait y participer, il niait absolument que le pape ait le droit de désigner lui-même, de manière obligatoire, celui qui lui succéderait sur le siège apostolique.
L’autre référence historico-doctrinale utile pour faire la lumière sur les problèmes actuels de l’Église remonte au Moyen Âge. Il s’agit de l’opinion de deux canonistes du XIIe siècle, Baziano et Uguccione da Pisa, qui s’attachèrent à commenter, dans la cause VIII du Décret de Gratien, la coexistence de saint Augustin et de Valère comme évêques de la même ville.
Ces deux canonistes se demandèrent si une telle coexistence était également possible dans le cas de la papauté. Ils répondirent l’un et l’autre par la négative. Non seulement une telle éventualité – affirmèrent-ils – aurait été une source de schismes, mais elle aurait rendu l’Église “bicéphale”. Le commentaire du grand Uguccione fut que ce n’est que dans un corps déformé qu’il peut y avoir plusieurs têtes, alors que c’est à un seul qu’il a été dit : "Tu vocaberis Cephas".
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Conclusion. Dans l'important pontificat de Joseph Ratzinger le retour en force du lien entre "theologia" et "ratio", ainsi qu’entre "lex orandi" et "lex credendi", n’a pas été complété par une réaction aussi positive pour le lien entre "theologia" et "jus canonicum", en tant que composante essentielle de la forme catholique du christianisme.
Depuis cinquante ans, peu de choses ont été faites jusqu’à ce jour pour créer un pont renouvelé entre l'ecclésiologie de Vatican II et la rationalité juridico-canonique.
Alors que c’est justement grâce à cette dernière que la stabilité de l’Église se sert d’institutions, de règles et de procédures qui permettent de résoudre les situations de crise en garantissant la continuité des institutions.